Cave Canem

Cave Canem – John Fou

« CAVE CANEM » JOHN FOU

Le titre de l’exposition Cave Canem ou Gare au chien puise son origine dans une exceptionnelle mosaïque romaine découverte quasi intacte en 1824 à Pompéi. Cette œuvre antique, placée à l’entrée de la maison dite « du poète tragique », représentait un chien sombre et menaçant, servant d’avertissement aux visiteurs. En réactivant cette référence historique, John Fou élabore un dispositif qui révèle l’omniprésence du mythe et de la créature dans son œuvre. Sorte d’exploration continue de l’interconnexion et des tensions entre l’humain et l’animal, le visible et l’invisible, les œuvres, à la fois séduisantes et inquiétantes, naviguent entre fantasmagorie et excès, proche de ce que les romantiques désignaient par « l’horreur délicieuse ».

À travers une superposition de couches de crayon et de peinture, l’artiste crée des scènes où humains et non-humains émergent, chutent, et se dissolvent dans des arrière-plans figés. Dans la célèbre gravure Le Sommeil de la raison engendre des monstres de Goya, le rêve et le cauchemar se mêlent et donnent naissance à des créatures, chauves-souris et lynx, qui assaillent l’esprit endormi de l’artiste. De même, dans des œuvres telles que Lévitation, D’après Uccelo, ou encore Un jour au cirque, insituables dans le temps, les êtres errent dans une sorte de danse psychédélique et nous plongent dans un rituel visuel, un songe chamanique sans commencement ni fin, où les formes évoluent, changent et se contorsionnent continuellement. Ce processus de transmutation perpétuelle confère à chaque tableau une dynamique singulière, un espace de flux incessant où la logique narrative est intentionnellement décentrée, voire suspendue.

Il est difficile de dissocier l’histoire personnelle de John Fou, ancien danseur et performeur, de l’expérience que propose cette exposition. Dans sa plus récente série, l’artiste orchestre une véritable dramaturgie visuelle, proche du « Mystère » ce théâtre médiéval où se jouaient, sur les parvis des édifices religieux, miracles et diableries jusqu’aux danses macabres. Engageant le regardeur dans une chorégraphie où les ombres et les lumières se rencontrent, se fondent et se défient, des bougies spécialement produites pour chaque peinture s’allument, dessinant un spectacle nocturne peuplé des voix souterraines.

Les personnages de John Fou n’appartiennent pas à ce monde, ce sont des figures im-mondes, et ses peintures s’apparentent ainsi presque à des récits prophétiques, rappelant les traités mystiques de William Blake. Il se plaît à explorer une liberté morphologique à travers des scènes de persécution de monstres – ces êtres marginalisés, refoulés par la société, que Claude-Claire Kappler décrit comme ces figures rejetées avec l’énergie du désespoir. Imprégné d’une spiritualité libertaire, l’artiste explore les dimensions mystiques, mystérieuses, voire ésotériques de l’existence humaine. Il entreprend une véritable étude tératologique de l’âme, déployant un bestiaire imaginé dans des scènes de chasses et de combats qui évoquent la Gigantomachie ou encore la Divine Comédie de Dante illustrée par Gustave Doré. Sorte de poésie sombre qui interroge les relations de l’homme avec le divin, tout en exposant les abus d’une autorité transcendante, Saturne, évoque de près celle de Blake dans The Ancient of Days. Dans cette oeuvre, un fond brûlant jaune et orange révèle la

figure dominante d’Europe qui tient entre ses mains un grand compas. Les magmas colorés presque toxiques de John exaltent des forces archaïques, rappelant les processus alchimiques où les figures humaines et non-humaines deviennent des émanations d’une même énergie primordiale.

À travers cette esthétique de la chute, John réveille des voix anciennes et des archétypes enfouis. Il propose une réflexion sur l’origine et la fin, le chaos et l’ordre, la limite de la compréhension humaine. Bien que la thématique du combat et du jugement soit centrale dans cette série, elle semble tout aussi inséparable de la notion de sacrifice telle que théorisée par Mauss et Huber. Ici, le combat n’est pas simplement une confrontation physique ou mythologique, mais un rite initiatique, une lutte sacrée où chaque coup porté, chaque altération subie, symbolise un acte de sacrifice. Les formes deviennent toujours plus fantomatiques, le trait se dissout, les plans tombent. Dans cette composition spectrale, la créature, qu’elle soit monstrueuse, animale ou bien humaine, est sacrifiée puis livrée à une métamorphose qui transcende sa condition initiale. Ce sacrifice, loin d’être une simple annihilation, devient une hystérèse, un processus d’évolution dont l’issue reste inconnue, mais libère les forces vitales qui habitent la peinture.

Ni l’espace ni le temps ne paraissent avoir de prise, ces mondes incertains offrent des potentialités infinies où passé et présent, fantasmes, cauchemars et spectres se transforment sans cesse. En somme, l’exposition Cave Canem est un ensemble de fragments irréalistes, d’histoires flottantes qui invitent le spectateur à une réflexion sur les forces cachées qui gouvernent le visible, une convocation des puissances qui, selon Walter Benjamin, rendent l’aura de l’art immortelle, malgré le passage du temps.

Barbara Lagié