J’ai fermé les yeux
J’ai fermé les yeux
J’ai fermé les yeux pour ne plus rien voir
J’ai fermé les yeux pour pleurer
De ne plus te voir.
Où sont tes mains et les mains des caresses
Où sont tes yeux les quatre volontés du jour
Toi tout à perdre tu n’es plus là
Pour éblouir la mémoire des nuits.
Tout à perdre je me vois vivre.
Paul Eluard
Ô mon très cher amour, toi mon oeuvre et que j’aime,
A jamais j’allumai le feu de ton regard,
Je t’aime comme j’aime une belle oeuvre d’art,
Une noble statue, un magique poème.
Tu seras, mon aimée, un témoin de moi-même.
Je te crée à jamais pour qu’après mon départ,
Tu transmettes mon nom aux hommes en retard
Toi, la vie et l’amour, ma gloire et mon emblème;
Et je suis soucieux de ta grande beauté
Bien plus que tu ne peux toi-même en être fière:
C’est moi qui l’ai conçue et faite tout entière.
Ainsi, belle oeuvre d’art, nos amours ont été
Et seront l’ornement du ciel et de la terre,
Ô toi, ma créature et ma divinité !
Guillaume Apollinaire
A toi qui as vécu ici,
J’ai fermé les yeux pour ne plus voir que tes ruines, regarder les murs pleurer leurs larmes de pierre. Commence ici mon errance dans la banalité effroyable de la rupture qui libère et m’arrache à ma solitude de bâtisseuse. Vois ce temple, jadis érigé au nom d’un amour.
Toutes les pierres délicatement amoncelées pour élever l’autel devant lequel mes genoux n’ont eu cesse de ployer et mon dos de se courber laisse à présent percer le jour, ouvert aux vents de la déréliction.
Le soleil, immuable, chante l’hallali de ce qui ne sera plus : ses rayons transpercent la roche, couvrant ton temple de blessures incandescentes.
Ses rayons lumineux percent l’air à travers le plafond fissuré, révélant une myriade de particules, comme autant de souvenirs en suspens qui chutent lentement, cherchant dans un dernier élan à s’accrocher à quelque raison de vivre.
Nos chuchotements et nos rires, nos caresses et enlacements, nos souffles et silences gisent ici. Anéantis, dans ce qui n’est plus qu’un mausolée de matières inertes. Tes yeux rieurs, jadis compagnons de joie et de malice, se sont détournés de moi, révélant ta vraie nature, insatiable d’un savoir mortifère.
Scrutant avec l’attitude orgueilleuse de celui qui sait, tu disséques la matière. Tu ordonnes ses atomes avec la rigueur froide d’un scientifique décortiquant chaque note d’une partition pensant y déceler les mystères d’une symphonie.
Ah tu prétends me connaître ? Mais t’arrêter à la vérité anatomique de mon être c’est nier toute la vérité poétique qui l’anime.
Écoute l’harmonie secrète, vois ses accords et ses interconnexions qui lient chaque notes dans le plus grand silence. N’est-ce pas dans cette part invisible que l’amour opère ?
Jours après jours, tu as cessé de me voir, de m’écouter et de me sentir. Pour mieux me meurtrir tu m’as fait étrangère mais sans jamais mourir je me tus à mon tour.
J’ai longtemps gardé au fond de moi l’espoir inavoué que tu souffrirais de ma perte. Mais non pas toi. Oui toi, le pilleur de cadavre qui laisse à tes mains viles la besogne de fouiller mes entrailles à coups de pioches et de pelles. Toujours plus de coups portés, de trous creusés, et de terres ravagées au nom de la modernité. Pendant que tes yeux haranguent le ciel, défiant toujours plus loin, toujours plus haut, le Dieu que tu y as placé sur le chemin de ton progrès. Ah le progrès, ta faute originelle, vertue dont tu te drapes pour déguiser ton avidité, cette vaine soif de domestiquer tout ce que tu touches. Abandonnant ma main, fuyant mes caresses, tu tends les bras vers ce vide éthéré, condamnant tout ton être à la disparition. Vois, ta fuite perpétuelle vers la chimère d’un futur meilleur qu’un présent déjà mort et perdu. Chacune de tes actions, comme autant de sentences aveugles, nient la réalité de ton existence.
Va, lentement, au-delà du ciel. Embrasse l’obscurité de ce vide sans vie.
Oui va, enfonce toi dans l’abîme de ton orgueil, égaré dans le fatras de tes techniques infaillibles. Éloignement cruel du fou qui, ignorant de l’unité du Monde, décide de s’extraire de la Vie.
Mais avant que ne vienne le soir, écoute une dernière fois l’appel de nos nuits sans sommeil, là où nos cœurs mêlés battent à l’unisson, sous le poids de ce ciel édifiant ta maison. Souviens-toi des bras du cosmos, oú nos songes en symbiose n’appartiennent à personne. Éternels partenaires fait de sang ou de sève.
Alors, regarde moi, Gaïa, figée en pleine lumière, et quand au point du jour tu deviendras poussière, sans perdre la mémoire j’ouvrirai grand les yeux.
Commissariat: Lucien Murat