JOHN FOU EST IL UN CENTAURE ?
Tout a commencé par un dessin, réalisé comme un remède à la mélancolie et au chagrin. Un talisman. John Fou me le montre sur une table dans un café. Deux petits personnages sont dans un cheval. Pas sur un cheval, mais dans un cheval. Les chevelures énigmatiques leur donnent des airs d’indiens. Peut-être. Surtout, ils ont la poitrine percée. Leurs corps asexués sont traversés d’un flux lumineux. Le rayon vert ? Le cheval, en lévitation, est le véhicule de cette énergie qui passe, depuis l’encolure et les yeux jusqu’à l’arrière-train. La vision semble hors du temps, hors du sol, impossible à situer. De quel monde vient-elle ?
Il y a des gens qui jouent aux petits chevaux, d’autres qui montent sur leurs grands chevaux. Certains misent sur le bon cheval, d’autres ont un cheval de bataille. Il y a aussi des personnes à cheval sur les principes. John Fou, lui, peint des chevaux, depuis ce premier dessin, comme une obsession. Ses chevaux sont à la fois l’animal psychopompe des mythes antiques et des rituels chamaniques que l’on retrouve sur tout le globe : capable de traverser une rivière, de relier les rives de ce monde et de l’autre-monde, monture céleste autant que ténébreuse. Mais ils sont aussi (surtout ?) des figures de manège, souvenirs de carrousels enchantés de l’enfance, simulacres forains bizarrement aussi figés que dynamiques, aussi rassurants qu’inquiétants.
Il y a souvent deux manières d’être au manège, selon l’âge que l’on a. Ou bien l’on chevauche, ou bien l’on se tient debout à côté de l’attraction, les enfants réapparaissant à intervalles réguliers avant de s’enfoncer cycliquement vers un monde inconnu : l’autre côté. Ici, le spectateur est dans le manège. Les chevaux sont tout autour de lui, dans une situation inversée comme s’il était devenu l’axe central. Il est au milieu du cirque. Une sensation de mouvement l’enveloppe, elle vient des traits : crinières horizontales, chevaux cabrés, élongations, répétitions évoquant les chronophotographies. Un petit air naïf les fige cependant, comme les figures foraines. Est-ce dû à leur expressionnisme ? Pas seulement. Tiens ! Ils ne sont pas soumis à la perspective. De quel monde viennent-ils ?
Les chevaux de John Fou viennent autant de l’univers circassien, auquel il a appartenu avant d’être danseur, que de celui de la peinture. Les batailles de Paolo Uccello et les chevaux de Piero della Francesca semblent avoir rencontré le néo-primitivisme russe de Natalia Gontcharova, Pavel Filonov ou de Kouzma Pétrov-Vodkine et son mystérieux Cheval rouge au
bain. On voudrait encore se rappeler de l’Élasticité du futuriste Boccioni et du dynamisme du Manège de cochons de Delaunay, et revenir au Merry Go-round de Mark Gertler, mais rien ne dit que John Fou les prend pour référence. Il travaille plutôt à l’instinct, observant les corps et les mouvements. Ses chevaux sont avant tout des figures en action qui se jouent de la profondeur et du temps.
John Fou me dit qu’il avance par contraintes. Son corps se souvient des contraintes du cirque et de la danse. Sa main les cherche à nouveau, sur le papier : les lignes répétées les unes après les autres donnent naissance aux figures et les intensifient, elles sont appliquées méticuleusement. Loin du geste fulgurant du génie romantique, il faut répéter les mouvements comme le jongleur ou l’acrobate. Par leur systématisme et leur frontalité, les chevaux pourraient même prendre des allures ornementales et décoratives. Pourtant, d’infimes variations se laissent emporter par l’interprétation : ne sont-ils pas en train de converser discrètement, sans sourciller ? Ils parlent sans doute de nous, sujets centraux autour duquel ils tournent sans fin, all over.
Une dernière question me taraude, qui est vraiment John Fou ? Passeur de formes, jongleur- graffeur, clown-tatoueur, peintre-danseur ? Tout cela à la fois. Ses dessins, lorsqu’ils ne sont pas équins, évoquent des mythes primitifs, lunes animées, femmes-racines, musiciens de Brême, girons énergiques de déesses imaginaires et d’animaux fantastiques. A travers ces figures, John Fou nous parle de lui, avec la même entièreté que celle du forain qui fabrique son manège et le déploie de place en place en affirmant à propos de sa construction : « Voici mon métier ».
Jean-Marie Gallais